Isabelle Autissier est ingénieure agronome, marin de course au large, animatrice radio, écrivaine, présidente d’honneur de WWF (World Wildlife Fund) France, et elle vient de publier « Le naufrage de Venise », un roman qui alerte sur les submersions possibles et imminentes de certaines grandes villes.
Pensez-vous qu’il y a une sorte de déni collectif concernant le changement climatique ?
Le déni, c’est une question qui me travaille beaucoup . En particulier depuis que je fais partie du WWF, parce qu’on a l’impression qu’on se bat et que ça n’avance pas beaucoup. Et si je reviens un tout petit peu en arrière, sur la question du climat, la création du GIEC, le Groupe international d’étude du climat, c’est depuis 1988 qu’on a des chiffres et des projections de plus en plus précises, avec aussi le résultat qui pourrait se faire.
Les choses changent à la lenteur d’une tortue. Il y a évidemment une petite accélération mais cela ne va pas du tout assez vite. Si dès que le GIEC avait commencé à nous alerter, on avait commencé à évoluer, on ne serait pas aujourd’hui devant ce qui nous apparaît un peu comme un mur et ce qui nous fait tous un peu peur.
Quelles conséquences vous observez sur la biodiversité ?
Sur la question de la biodiversité, l’Organisation WWF mesure de manière précise les vertébrés sauvages sur cette planète. Cepuis 40 ans, d’année en année, ça décroît et aujourd’hui par rapport à il y a 40 ans, on est à -60 %, même un peu plus de vertébrés sauvages en moins sur la planète.
L’extinction de masse de ces animaux est réele et on pourrait dire la même chose pour les plantes, pour les insectes. C’est donc extrêmement préoccupant parce que tout cela dure depuis longtemps et il y a comme une espèce de procrastination généralisée.
Quels étaient les arguments et les opinions des « climato-sceptiques » ?
Si je reprends la question du réchauffement, on a eu un peu toutes les étapes depuis 40 ans. Au début, on nous a dit “non. Mais est-ce que c’est le réchauffement, vous êtes bien sûr ?” C’est ce qu’un certain nombre de décideurs me disaient : “Mais vous y croyez-vous, au réchauffement climatique ?” Je leur disais, “je n’y crois pas. Ce n’est pas une religion, c’est juste un constat. C’est de la physique. Après on a dit “bon, d’accord, ça se réchauffe. Mais est-ce que c’est bien l’homme qui est responsable ? Après tout, ce sont peut-être les comètes, les planètes ou que sais-je ?”
Vous vous souvenez de tous ces débats sur les fameux climato-sceptiques ? Après on nous a dit “Bon, d’accord, c’est la faute de l’Homme mais moi, ce n’est pas ma faute, moi je n’y peux rien. Moi, je suis d’abord, je suis un petit individu. Et puis, même si je suis dans une organisation, c’est la faute aux Chinois. C’est la faute aux grandes entreprises, c’est la faute aux États. C’est la faute à je ne sais pas qui.” Et puis on a eu aussi une façon de dire “oui, mais moi je ne peux pas changer, je ne peux rien changer à mon mode de vie, ce n’est pas possible. Moi en tant que personne, il me faut ma petite automobile. Il faut que je puisse mettre un tee-shirt à la maison.”
Il faut que je puisse aller en vacances n’importe où, en avion ou même passer un week-end aux Baléares.” Cela étant, on nous a dit “mais les entreprises, ce n’est pas possible, parce qu’il y a la compétitivité internationale et si on commence à tenir compte de tout ça, ça ne va plus marcher”. Et puis les États nous ont dit “non, mais ce n’est pas possible parce qu’on est dans la politique. On est quand même dans des sujets où on parle de grands marchés internationaux, de grands équilibres internationaux”. Donc on nous a avancé un peu toutes les bonnes raisons et pour être positif, parce qu’on est quand même là pour parler d’économie positive. Il faut d’abord essayer de décortiquer le pourquoi de cette forme de déni.
Pourquoi, selon vous, le déni a-t-il perduré autant de temps ?
Je crois qu’il y a d’abord quelque chose d’assez humain : on est peut-être tous un peu pareil. On sait ce qu’on perd, on ne sait pas ce qu’on trouve. Même si la situation d’aujourd’hui est pas complètement top, celle de demain si on fait autrement, qu’est-ce que ça va être donc ? Il y a une espèce d’inquiétude, on va dire un peu de fond.
Et tant qu’on n’est pas impacté de manière forte, j’allais dire presque dans sa chair, il est urgent d’attendre et cela donne « on verra ce qu’on verra ». Donc évidemment, quand on le prend comme ça… Mais quelque chose me paraît extrêmement important. C’est justement comment est-ce qu’on s’en sort ? Comment est-ce qu’on va vers une vision positive du changement ?
Au fond, je crois que c’est vraiment là, la question. Parce qu’aujourd’hui, on nous dit « mais le changement, c’est triste, ça va nous empêcher de faire des choses, ça va nous retirer des choses, c’est punitif. » La fameuse histoire de l’écologie punitive, qui est personnellement une façon de voir les choses que je hais profondément. Parce que, de fait, à ce moment-là, on ne fait plus rien et c’est parfaitement faux puisqu’aujourd’hui, ce qui est punitif, c’est de ne pas faire d’écologie, c’est de laisser les choses se dégrader en disant advienne que pourra, on verra où on en est dans 2 ans, 10 ans ou 50 ans, en sachant qu’on va quand même vers des désordres croissants.
Comment faire évoluer les mentalités selon vous ?
Si on ne fait rien, ces changements inévitables nous seront imposés de l’extérieur. Et je crois que la question, c’est justement de construire ensemble cette vision positive du changement et de se projeter mentalement sur ce qu’on ne fait sûrement pas assez. On nous a beaucoup entraîné à penser à la catastrophe.
On a tous entendu “le dérèglement climatique, c’est la montée des eaux, c’est la stérilisation des terres, ce sont les réfugiés climatiques, ce sont les feux incontrôlables”. Ce qui est tout à fait vrai, il ne faut pas se le cacher, ça fait partie des choses qu’on commence à expérimenter aujourd’hui : on ne peut pas dire que ça n’existe pas.
Dans la vie de tous les jours, on agit peut-être parce qu’on a peur, entre guillemets, du bâton. Si vous respectez les limitations de vitesse, c’est parce que vous avez peur d’une amende peut-être. Donc ça peut jouer, mais l’essentiel est dans notre façon de nous gouverner, c’est quand même d’aller vers le positif. Il faut se dire « si je fais ça, ma vie va être mieux » ou « la vie de mes enfants ou de ma famille », ou peu importe va être mieux que si je change mes habitudes.
Comment faudrait-il présenter les choses pour qu’un maximum de personnes soit convaincu de l’utilité de faire attention à ses habitudes ?
Par exemple, quand on dit que dans une ville, on va enlever la voiture pour mettre des vélos, Présenté comme ça, on dit “non, ce n’est pas bien, on va enlever les voitures, mais moi j’aime bien ma petite voiture et j’aime bien me garer où je veux avec ma petite voiture. “
En revanche si on dit : “on va favoriser le vélo parce que finalement, dans 95 % des cas, faire un kilomètre à vélo, c’est meilleur pour la santé, ça fait bouger un petit peu. C’est meilleur pour le porte-monnaie. Globalement, ça coûte moins cher, C’est meilleur pour la convivialité car quand j’arrive de chez moi en vélo, je trouve ça super. Je traverse les parcs, j’arrive sur le port. Quelquefois, je peux m’arrêter quand je croise un copain. » Donc finalement, ça, c’est le récit positif. Dans mon cas personnel, je me sens mieux à vélo dans La Rochelle, plutôt qu’en voiture.
Quel est le principal facteur à prioriser pour faire progresser les efforts contre la crise climatique ?
Il y a un facteur qui pour moi est essentiel : faire les choses ensemble. Je fréquente beaucoup la jeunesse en particulier, qui aujourd’hui est légitimement très inquiète et en partie atteinte de ce qu’on appelle la solastalgie. La solastalgie c’est quoi ? C’est cette tristesse ou cette dépression qui naît de la disparition de choses qui nous importent.
Alors pour certains, ça va être la disparition des oiseaux dans les champs ou autre. Tout cela crée un profond sentiment de tristesse, d’être impuissant. On se sent seul face à ça, on ne sait pas quoi faire, on est perdu. Puis on vient finalement à la conclusion qu’il n’y a pas d’issue parce qu’on se sent tout seul.
Et donc, dans ces cas-là, je propose à tout le monde de se battre pour pouvoir, au contraire, éclairer l’avenir. Cela implique de parfois se battre contre certains groupes qui peuvent avoir des intérêts à garder le statu quo. Mais cela revient surtout à se battre pour un certain nombre de choses et de le faire ensemble. Nous ne trouverons les solutions qu’ensemble.
Quel exemple décrieriez vous comme une transition collective majeure ?
Il y a une petite dizaine d’années, quand l’alimentation bio a commencé à se développer, c’est déjà individuellement qu’on décidait que c’était meilleur pour la santé ou que c’était meilleur pour le goût. Mais qu’est-ce qui a profondément marqué, et pourquoi on trouve aujourd’hui du bio dans toutes les grandes surfaces ? C’est parce que nous avons été très nombreux à faire ça et au bout d’un moment, la masse de gens qui ont décidé de déplacer leur mode d’alimentation a créé une réponse, une réponse politique, une réponse économique et donc ça a fait masse et on n’était pas tout seuls, ont était nombreux à faire à faire les choses.
C’est donc extrêmement important. Et puis, dans ce chemin collectif, il y a cet aller-retour permanent entre soi, et puis le groupe. Le groupe sert à la fois de soutien, de support. On partage des idées, on partage des actions.
Tous ensemble, on peut. On a le pouvoir de faire évoluer un certain nombre de choses. Chacun à sa place. C’est comme dans un équipage. Il y en a un qui est le barreur, il y en a un qui s’occupe de gérer la grand-voile, et chacun a sa place parce qu’on est coordonnés et qu’on fait les choses bien ensemble. On peut espérer faire avancer le bateau vite.
Quels groupes d’individus sont en mesure d’agir collectivement face au changement climatique ?
Lorsqu’on est citoyen, père, mère de famille, ou lorsqu’on est dans une entreprise, dans une association : à tous les niveaux, où on existe collectivement dans un groupe, on peut jouer à ce jeu-là, on peut amener des choses, on peut raconter des choses différentes à nos enfants et aller voir les écoles pour que la cantine soit plus bio. On peut dans une entreprise interroger d’une manière générale les buts, les pratiques et proposer des choses différentes dans un but d’amélioration. Évidemment, quand on est une collectivité, on a la responsabilité de mettre tout ça en musique.
Il n’est jamais trop tard pour sortir du déni. On me demande souvent : “qu’est ce qui va se passer ? Est ce qu’on va y arriver ?”, moi je dis “ je ne peux pas vous dire ce qui va se passer dans 5 ans, 10 ans, 20 ans… »
En revanche, je propose qu’on appelle le choix sans regret. C’est-à-dire que le fait de s’investir dans le changement, ça n’est que positif. Vous ne trouverez pas une raison pour laquelle s’investir dans le changement pourrait être négatif. On répond aux grands défis de ce siècle. Je crois que c’est possible. C’est de plus en plus possible parce que le niveau de questionnement a évidemment augmenté. Mais je pense que c’est vraiment indispensable et qu’on a toutes et tous les clés en main. Et donc maintenant, il faut qu’on pousse la porte collectivement.