Sous le masque de la déforestation, l’héritage colonial persiste

La déforestation actuelle trouve ses racines dans des pratiques coloniales anciennes. D’abord ciblées par les grandes puissances impérialistes, les forêts de la planète, de l’Amazonie à Bornéo, sont désormais exploitées pour des ressources essentielles à notre économie moderne, comme le caoutchouc. Ce processus de dégradation de l’environnement a des origines historiques profondes, marquées par la colonisation et l’exploitation d’une main-d’œuvre à bas coût.

La déforestation mondiale continue de faire des ravages, détruisant des écosystèmes uniques et précieuses. Aujourd’hui, derrière cette destruction, se cache un héritage colonial bien plus complexe qu’il n’y paraît. Les forêts primaires, telles que celles de Bornéo, de l’Amazonie ou du bassin du Congo, sont aujourd’hui réduites en lambeaux, non seulement à cause des activités industrielles modernes, mais aussi par la gestion coloniale qui a donné naissance à des pratiques de déforestation encore actuelles. Ces dynamiques ont été largement façonnées par des logiques de profit et de domination.

La déforestation : une histoire ancienne de colonisation économique

Depuis le XXe siècle, la déforestation a ravagé la moitié des forêts mondiales. Les régions les plus touchées sont l’Amérique du Sud, l’Afrique de l’Ouest et l’Asie du Sud-Est. Ce phénomène, loin d’être nouveau, est largement lié à l’exploitation des ressources naturelles dans des régions sous domination coloniale. Au centre de ce processus, des matières premières comme le caoutchouc ont été particulièrement mises en avant. C’est une ressource indispensable, utilisée dans une multitude de secteurs industriels, notamment l’automobile, mais sa production est en grande partie dépendante de l’exploitation de forêts tropicales.

Caoutchouc et colonisation : un duo historique destructeur

Le caoutchouc est un exemple frappant de cette relation entre déforestation et colonisation. Dans les premiers temps de la révolution industrielle, la production de caoutchouc était centrée sur des plantations qui se substituaient aux forêts primaires. Des graines d’hévéas, originaires d’Amérique du Sud, ont été transportées par les colonisateurs vers des empires européens, dont la France, pour y être cultivées dans des conditions très spécifiques. En Asie du Sud-Est, en particulier en Indochine, les plantations d’hévéas ont dévoré des milliers d’hectares de forêts.

L’exemple de Fordlandia, un projet mené par Henry Ford au Brésil en 1928, illustre parfaitement cette logique. Ford obtient une concession de 10 000 km2 de terres pour y développer des plantations d’hévéas, destinées à alimenter son industrie en caoutchouc. Toutefois, ce projet utopique se soldera par un échec, en raison de résistances locales et de maladies dévastatrices. Un autre exemple, plus discret mais tout aussi représentatif, est celui de Michelin en Indochine, qui, dès 1917, s’engage dans la création de plantations similaires.

Le taylorisme au service de l’exploitation de la nature

Les plantations d’hévéas ont été un laboratoire de la taylorisation, où la gestion du travail humain et de la nature était optimisée pour baisser les coûts de production. La main-d’œuvre locale, souvent composée de populations colonisées, était exploitée dans des conditions épouvantables, avec une mortalité très élevée. Ces travailleurs étaient perçus comme une ressource bon marché, une sorte de « réservoir » humain pour alimenter les plantations. De même, les arbres étaient soumis à une organisation du travail « scientifique », visant à en maximiser l’exploitation au moindre coût.

Les archives montrent que cette logique comptable de réduction des coûts était systématique, sans tenir compte des graves conséquences humaines et environnementales. Les coûts des plantations étaient systématiquement calculés en termes de rendement maximal et de profits accrus, mettant de côté la destruction des forêts primaires. Comme l’explique une source historique : « Le prix de revient est le seul critère qui dicte la production ».

La cheapisation du vivant : quand le profit détruit la nature

Derrière ces pratiques se cache un processus que l’historien Jason W. Moore qualifie de « cheapisation » du vivant. Il s’agit de l’intégration du travail humain et des ressources naturelles dans un système capitaliste qui réduit ces éléments à de simples facteurs de production. Le vivant, qu’il s’agisse des humains ou des arbres, est transformé en marchandises ou en ressources à exploiter sans égard pour leur valeur intrinsèque. Cette logique d’exploitation à bas coût a non seulement conduit à la déforestation massive, mais a aussi poussé les sociétés à sacrifier la diversité biologique au profit de l’expansion industrielle.

Une bataille pour la préservation de la planète

Aujourd’hui, nous faisons face aux conséquences de ces pratiques anciennes, alors que des produits comme le caoutchouc, le café, l’huile de palme ou le chocolat sont au cœur des échanges mondiaux, souvent au détriment des écosystèmes tropicaux. Le Parlement européen a, en 2022, voté l’interdiction d’importer ces produits issus de la déforestation, un premier pas vers une prise de conscience mondiale. Mais il reste encore beaucoup à faire pour inverser la tendance. La déforestation n’est pas qu’un problème environnemental, c’est aussi un héritage colonial, un phénomène profondément ancré dans notre histoire économique.

  1. Postdoctoral research fellow in sustainability and organization, Aalto University

  2. Maitre de Conférences en Sciences de Gestion, Université Paris Dauphine – PSL

  3. Doctorant à la Chaire Comptabilité Écologique, Université Paris Dauphine – PSL

  4. Professeur des Universités, IAE La Rochelle

    https://theconversation.com/derriere-la-deforestation-daujourdhui-le-spectre-de-la-colonisation-et-de-sa-gestion-245175

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